vendredi 24 décembre 2010

C'est bien fini jusqu'à l'année prochaine...

Parce que c'est enfin l'hiver, que Noël est ce soir, mais qu'on en reste pas moins amoureux de belle(s) poésies, voilà un simple poème du symboliste, mort très jeune (1860-1887), Jules Laforgue...
Et bien sûr, joyeux Noël et bon réveillon à tous !


Blocus sentimental ! Messageries du Levant !...
Oh, tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit,
Oh ! le vent !...
La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année,
Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !...
D'usines....

On ne peut plus s'asseoir, tous les bancs sont mouillés ;
Crois-moi, c'est bien fini jusqu'à l'année prochaine,
Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés,
Et tant les cors ont fait ton-ton, ont fait ton-taine !...

Ah, nuées accourues des côtes de la Manche,
Vous nous avez gâté notre dernier dimanche.

Il bruine ;
Dans la forêt mouillée, les toiles d'araignées
Ploient sous les gouttes d'eau, et c'est leur ruine.

Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles
Des spectacles agricoles,
Où êtes-vous ensevelis ?
Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau
Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau,
Un soleil blanc comme un crachat d'estaminet
Sur une litière de jaunes genêts
De jaunes genêts d'automne.
Et les cors lui sonnent !
Qu'il revienne....
Qu'il revienne à lui !
Taïaut ! Taïaut ! et hallali !
Ô triste antienne, as-tu fini !...
Et font les fous !...
Et il gît là, comme une glande arrachée dans un cou,
Et il frissonne, sans personne !...

Allons, allons, et hallali !
C'est l'Hiver bien connu qui s'amène ;
Oh ! les tournants des grandes routes,
Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine !...
Oh ! leurs ornières des chars de l'autre mois,
Montant en don donquichottesques rails
Vers les patrouilles des nuées en déroute
Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails !...
Accélérons, accélérons, c'est la saison bien connue, cette fois.

Et le vent, cette nuit, il en a fait de belles !
Ô dégâts, ô nids, ô modestes jardinets !
Mon coeur et mon sommeil : ô échos des cognées !...

Tous ces rameaux avaient encor leurs feuilles vertes,
Les sous-bois ne sont plus qu'un fumier de feuilles mortes ;
Feuilles, folioles, qu'un bon vent vous emporte
Vers les étangs par ribambelles,
Ou pour le feu du garde-chasse,
Ou les sommiers des ambulances
Pour les soldats loin de la France.

C'est la saison, c'est la saison, la rouille envahit les masses,
La rouille ronge en leurs spleens kilométriques
Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe.

Les cors, les cors, les cors - mélancoliques !...
Mélancoliques !...
S'en vont, changeant de ton,
Changeant de ton et de musique,
Ton ton, ton taine, ton ton !...
Les cors, les cors, les cors !...
S'en sont allés au vent du Nord.

Je ne puis quitter ce ton : que d'échos !...
C'est la saison, c'est la saison, adieu vendanges !...
Voici venir les pluies d'une patience d'ange,
Adieu vendanges, et adieu tous les paniers,
Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers,
C'est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,
C'est la tisane sans le foyer,
La phtisie pulmonaire attristant le quartier,
Et toute la misère des grands centres.

Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie, rêve,
Rideaux écartés du haut des balcons des grèves
Devant l'océan de toitures des faubourgs,
Lampes, estampes, thé, petits-fours,
Serez-vous pas mes seules amours !...
(Oh ! et puis, est-ce que tu connais, outre les pianos,
Le sobre et vespéral mystère hebdomadaire
Des statistiques sanitaires
Dans les journaux ?)

Non, non ! C'est la saison et la planète falote !
Que l'autan, que l'autan
Effiloche les savates que le Temps se tricote !
C'est la saison, oh déchirements ! c'est la saison !
Tous les ans, tous les ans,
J'essaierai en chœur d'en donner la note.

4 commentaires:

  1. Il y a beaucoup de vie dans ce poème de la part de Jules Laforgue. Ou de vécu, à force ?

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  2. Très beau poème et de saison qui plus est ;)

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  3. Il est effectivement intéressant de poser le terme de "vécu" comme différent de celui de "vie" : la notion d'expérience est dans l'un évident, tandis que l'autre est plus vague, plus flou, moins évident...
    Peut-on pour autant parler d'expérience de la vie, quand, à 27 ans, on termine à peine ses "Derniers vers" alors qu'on est atteint de "phtisie [tuberculose] pulmonaire attristant le quartier" ?
    Non, puisqu'évidemment, il en aurait vu de plus belles, de plus admirable : des choses qui l'auraient peut-être guéri de sa mélancolie patente...
    Mais pourtant oui : à vingt-sept ans comme à cinquante, le poète est celui qui a vu -le fameux "poète-voyant" rimbaldien-, celui qui a vu se dérouler des années d'expérience, qui a su aussi les adapter aux formats exigents (que Laforgue rendra plus "libre"...) de la poésie, qui les a retranscrits...
    En vérité, oui, dans ce poème, il y a à peu près tout : la saison, comme le dit Tiphaine, les mots pour la dire et aussi donc du vécu, à force et des forces du vécu...

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  4. AH ! C'est tout moi, ça : emballé par mes bêtises, j'oublie de mettre tour à tour un [s] à [admirable] et à [libre] : et un [e] à [retranscrits], puisque ce sont des années...
    Je suis sûr qu'il y en a d'autre : mais j'ai honte à les chercher ! ^^
    Merci toujours de vos commentaires et bonnes fêtes encore !

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