dimanche 19 mai 2013

Elisée Reclus

Clarens, Vaud, 26 septembre 1885. 

Compagnons, 

Vous demandez à un homme de bonne volonté, qui n'est ni votant ni candidat, de vous exposer quelles sont ses idées sur l'exercice du droit de suffrage. Le délai que vous m'accordez est bien court, mais ayant, au sujet du vote électoral, des convictions bien nettes, ce que j'ai à vous dire peut se formuler en quelques mots. Voter, c'est abdiquer ; nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c'est renoncer à sa propre souveraineté. Qu'il devienne monarque absolu, prince constitutionnel ou simplement mandataire muni d'une petite part de royauté, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur. Vous nommez des hommes qui sont au-dessus des lois, puisqu'ils se chargent de les rédiger et que leur mission est de vous faire obéir. Voter, c'est être dupe ; c'est croire que des hommes comme vous acquerront soudain, au tintement d'une sonnette, la vertu de tout savoir et de tout comprendre. Vos mandataires ayant à légiférer sur toutes choses, des allumettes aux vaisseaux de guerre, de l'échenillage des arbres à l'extermination des peuplades rouges ou noires, il vous semble que leur intelligence grandisse en raison même de l'immensité de la tâche. L'histoire vous enseigne que le contraire a lieu. Le pouvoir a toujours affolé, le parlotage a toujours abêti. Dans les assemblées souveraines, la médiocrité prévaut fatalement. Voter c'est évoquer la trahison. Sans doute, les votants croient à l'honnêteté de ceux auxquels ils accordent leurs suffrages — et peut-être ont-il raison le premier jour, quand les candidats sont encore dans la ferveur du premier amour. Mais chaque jour a son lendemain. Dès que le milieu change, l'homme change avec lui. Aujourd'hui, le candidat s'incline devant vous, et peut-être trop bas ; demain, il se redressera et peut-être trop haut. Il mendiait les votes, il vous donnera des ordres. L'ouvrier, devenu contre-maître, peut-il rester ce qu'il était avant d'avoir obtenu la faveur du patron ? Le fougueux démocrate n'apprend-il pas à courber l'échine quand le banquier daigne l'inviter à son bureau, quand les valets des rois lui font l'honneur de l'entretenir dans les antichambres ? L'atmosphère de ces corps législatifs est malsain à respirer, vous envoyez vos mandataires dans un milieu de corruption ; ne vous étonnez pas s'ils en sortent corrompus. N'abdiquez donc pas, ne remettez donc pas vos destinées à des hommes forcément incapables et à des traîtres futurs. Ne votez pas ! Au lieu de confier vos intérêts à d'autres, défendez-les vous-mêmes ; au lieu de prendre des avocats pour proposer un mode d'action futur, agissez ! Les occasions ne manquent pas aux hommes de bon vouloir. Rejeter sur les autres la responsabilité de sa conduite, c'est manquer de vaillance.
Je vous salue de tout cœur, compagnons.

mardi 7 mai 2013


« Quelle journée !
Ce soleil tiède et clair qui dore la gueule des canons, cette odeur de bouquets, le frisson des drapeaux, le murmure de cette révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue ; ces tressaillements, ces lueurs, ces fanfares de cuivre, ces reflets de bronze, ces flambées d’espoirs, ce parfum d’honneur, il y a là de quoi griser d’orgueil et de joie l’armée victorieuse des républicains.
O grand Paris !
Lâches que nous étions, nous parlions déjà de te quitter et de nous éloigner de tes faubourgs qu’on croyait morts !
Pardon ! Patrie de l’honneur, cité du salut, bivouac de la Révolution !
Quoiqu’il arrive, dussions-nous être de nouveau vaincus et mourir demain, notre génération est consolée ! Nous sommes payés de vingt ans de défaites et d’angoisses.
Clairons ! Sonnez dans le vent ! Tambours ! Battez aux champs !
Embrasse-moi camarade, qui a comme moi les cheveux gris ! Et toi, marmot, qui joues aux billes derrière la barricade, viens que je t’embrasse aussi !
Le 18 mars te l’a sauvé belle, gamin ! Tu pouvais, comme nous, grandir dans le brouillard, patauger dans la boue, rouler dans le sang, crever de honte, avoir l’indicible douleur des déshonorés !
C’est fini !
Nous avons saigné et pleuré pour toi. Tu recueilleras notre héritage.
Fils des désespérés, tu seras un homme libre ! »


Jules Vallès, Le Cri du Peuple du 28 mars 1871