De nouveau, voilà une femme de lettres, mais contemporaine cette fois-ci : et toujours aussi exacte, et exactement critique, voici Nathalie Sarraute (1900-1999), pour qui je n'avais à l'origine aucune fascination particulière, mais qui a réussi à m'enchanter par certains passages de quelques unes de ses œuvres (ici, ses Tropismes, 1939), en ayant tout à la fois une langue "charmante", c'est-à-dire expressive, suggestive et vivante, et âpre donc, en frappant juste, et non plus sur certains hommes (qui tant d'ennuis lui firent) mais bien aussi sur certaines femmes, "voraces, pépiantes et délicates" ...
Bonne lecture !...
(Bonne diatribe ?)
Dans l'après-midi elles sortaient ensemble, menaient la vie des femmes. Ah! cette vie était extraordinaire ! Elles allaient dans des « thés », elles mangeaient des gâteaux qu'elles choisissaient délicatement, d'un petit air gourmand : éclairs au chocolat, babas, tartes.
Tout autour c'était une volière pépiante, chaude et gaiement éclairée
et ornée. Elles restaient là, assises, serrées autour de leurs petites tables et parlaient.
Il y avait autour d'elles un courant d'excitation, d'animation, une légère inquiétude pleine de joie, le souvenir d'un choix difficile, dont on doutait encore un peu (se combinerait-il avec l'ensemble bleu et gris ? mais si pourtant, il serait admirable), la perspective de cette métamorphose, de ce rehaussement subit de leur personnalité, de cet éclat.
Elles, elles, elles, elles, toujours elles, voraces, pépiantes et délicates.
Leurs visages étaient comme raidis par une sorte de tension intérieure, leurs yeux indifférents glissaient sur l'aspect, sur le masque des choses, le soupesaient un seul instant (était-ce joli ou laid ?), puis le laissaient retomber. Et les fards leur donnaient un éclat dur, une fraîcheur sans vie.
Elles allaient dans des thés. Elles restaient là, assises pendant des heures, pendant que des après-midi entières s'écoulaient. Elles parlaient : « Il y a entre eux des scènes lamentables, des disputes à propos de rien. Je dois dire que c'est lui que je plains dans tout cela quand même. Combien ? Mais au moins deux millions. Et rien que l'héritage de tante Joséphine... Non... comment voulez-vous ? Il ne l'épousera pas. C'est une femme d'intérieur qui lui faut, il ne s'en rend pas compte lui-même. Mais non, je vous le dis. C'est une femme d'intérieur qui lui faut... D'intérieur... D'intérieur... » On leur avait toujours dit. Cela, elles l'avaient bien toujours entendu dire, elles le savaient : les sentiments, l'amour, la vie, c'était là leur domaine. Il leur appartenait.
Et elles parlaient, parlaient toujours, répétant les mêmes choses, les retournant, puis les retournant encore, d'un côté puis de l'autre, les pétrissant, les pétrissant, roulant sans cesse entre leurs doigts cette matière ingrate et pauvre qu'elles avaient extraites de leur vie (ce qu'elles appelaient "la vie", leur domaine), la pétrissant, l'étirant, la roulant jusqu'à ce qu'elle ne forme plus qu'un petit tas, une petite boulette grise.