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mardi 30 novembre 2010

Et les fards leur donnaient un éclat dur...


De nouveau, voilà une femme de lettres, mais contemporaine cette fois-ci : et toujours aussi exacte, et exactement critique, voici Nathalie Sarraute (1900-1999), pour qui je n'avais à l'origine aucune fascination particulière, mais qui a réussi à m'enchanter par certains passages de quelques unes de ses œuvres (ici, ses Tropismes, 1939), en ayant tout à la fois une langue "charmante", c'est-à-dire expressive, suggestive et vivante, et âpre donc, en frappant juste, et non plus sur certains hommes (qui tant d'ennuis lui firent) mais bien aussi sur certaines femmes, "voraces, pépiantes et délicates" ...
Bonne lecture !...
(Bonne diatribe ?)


Dans l'après-midi elles sortaient ensemble, menaient la vie des femmes. Ah! cette vie était extraordinaire ! Elles allaient dans des « thés », elles mangeaient des gâteaux qu'elles choisissaient délicatement, d'un petit air gourmand : éclairs au chocolat, babas, tartes.

Tout autour c'était une volière pépiante, chaude et gaiement éclairée
et ornée. Elles restaient là, assises, serrées autour de leurs petites tables et parlaient.

Il y avait autour d'elles un courant d'excitation, d'animation, une légère inquiétude pleine de joie, le souvenir d'un choix difficile, dont on doutait encore un peu (se combinerait-il avec l'ensemble bleu et gris ? mais si pourtant, il serait admirable), la perspective de cette métamorphose, de ce rehaussement subit de leur personnalité, de cet éclat.

Elles, elles, elles, elles, toujours elles, voraces, pépiantes et délicates.

Leurs visages étaient comme raidis par une sorte de tension intérieure, leurs yeux indifférents glissaient sur l'aspect, sur le masque des choses, le soupesaient un seul instant (était-ce joli ou laid ?), puis le laissaient retomber. Et les fards leur donnaient un éclat dur, une fraîcheur sans vie.

Elles allaient dans des thés. Elles restaient là, assises pendant des heures, pendant que des après-midi entières s'écoulaient. Elles parlaient : « Il y a entre eux des scènes lamentables, des disputes à propos de rien. Je dois dire que c'est lui que je plains dans tout cela quand même. Combien ? Mais au moins deux millions. Et rien que l'héritage de tante Joséphine... Non... comment voulez-vous ? Il ne l'épousera pas. C'est une femme d'intérieur qui lui faut, il ne s'en rend pas compte lui-même. Mais non, je vous le dis. C'est une femme d'intérieur qui lui faut... D'intérieur... D'intérieur... » On leur avait toujours dit. Cela, elles l'avaient bien toujours entendu dire, elles le savaient : les sentiments, l'amour, la vie, c'était là leur domaine. Il leur appartenait.

Et elles parlaient, parlaient toujours, répétant les mêmes choses, les retournant, puis les retournant encore, d'un côté puis de l'autre, les pétrissant, les pétrissant, roulant sans cesse entre leurs doigts cette matière ingrate et pauvre qu'elles avaient extraites de leur vie (ce qu'elles appelaient "la vie", leur domaine), la pétrissant, l'étirant, la roulant jusqu'à ce qu'elle ne forme plus qu'un petit tas, une petite boulette grise.


mardi 23 novembre 2010

Que ferons-nous de ce(s) mari(s) jaloux ?...

Il ne faut se fier aux femmes en fait de littérature que pour les choses de la délicatesse et de la nervosité. Mais tout ce qui est élevé et haut leur échappe […] En résumé, ne t'en rapporte jamais à ce qu'elles diront d'un livre.

11 janvier 1851, Gustave Flaubert à Ernest Feydeau


Lorsque j'ai découvert ces quelques phrases d'une petite lettre de Flaubert, je dois avouer que je savais que je n'avais pas affaire à l'écrivain le plus engagé dans la cause des femmes de son époque. Certes. En effet, celui qui déclarait à son amie Louise Colet, deux ans plus tard, qu'elle faisait "de bons vers comme une poule pond des œufs, sans en avoir conscience", car c'est "dans sa Nature, c'est le Bon Dieu qui l'a faite comme ça", a beau s'être par la suite réclamé de la Bovary (ce qui, au passage, n'a jamais été prouvé, et cette phrase, sinon par colportages et ouï-dire, n'aurait en fait jamais été prononcée par son auteur…), on a bien du mal à imaginer la part féminine du petit Gustave !

Enfin bref…

C'est pourquoi, je me suis dit que cela serait assez intéressant d'interroger, de montrer une part de l'imposante envergure de la littérature fémini -n/st- e, et ce, à travers des figures littéraires un peu moins exposées que Sand, Colette ou Virginia Woolf… Bref, encore une fois, pas forcément les auteurs les plus lues (Christine de Pisan, Pernette du Guillet ou Lucie Delarue-Mardrus), mais des auteurs qui sont tout autant que les autres justes.

Ainsi donc commencerais-je en vous présentant un poème (à la valeur esthétique incontestable et porteur d'un message à la fois drôle et sensé) de Christine de Pisan (1364-1430).

Cette dernière a une histoire assez particulière puisqu'elle ne commencera à étudier (pour gagner sa vie) et à écrire qu'en 1390, après la mort de son mari : la tutelle masculine/maritale est on ne peut plus étouffante au Moyen-Age ! Très considérée de son vivant, en France comme à l'étranger (ses protecteurs achètent ses manuscrits comme des petits pains), Christine de Pisan est surtout renommée pour être la première femme de lettres à vivre de sa plume (auparavant, on ne connaît que Marie de France, ses lais et son Dict d'Ysopet), et surtout l'une des toutes premières féministes (dans plusieurs de ses œuvres on trouvera des théories très modernes pour son époque sur "la nature féminine") !

Voici donc l'une de ses Ballades (forme fixe avec un refrain et traditionnellement un envoi, c'est à dire un "couplet-apostrophe" à une entité ou autorité supérieure, telle "Prince", "Comte" voire "Amour"; notons ici que le genre commence d'ailleurs, entre les XIVème et XVème siècles à faire fureur à la cour, avec des poètes comme Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps, François Villon ou Charles d'Orléans), que j'ai trouvée personnellement assez irrésistible, et qui me ferait penser aux scènes de cocufiage des Contes de Canterbury de Chaucer, ou à sa superbe adaption par Pasolini (film au titre éponyme) :


Que ferons-nous de ce mari jaloux ?

Je prie Dieu qu'on le veuille écorcher.

Il monte tant la garde près de nous

Que ne pouvons l'un de l'autre approcher.

A male hart qu'on le puisse attacher,

Le vil vilain, de goutte contrefait

Qui tant de maux et tant d'ennuis nous fait !


S'il pouvait être étranglé par des loups !

A quoi sert-il sinon à empêcher !

A quoi est bon ce vieillard plein de toux

Fors à tancer, rechigner et cracher ?

Veuille le Diable l'aimer, le garder !

Je le hais trop, l'arné, vieil et défait

Qui tant de maux et tant d'ennuis nous fait !


Ah ! qu'il mérite qu'on le fasse coux [= cocu]

Le babouin qui ne sait que chercher

Par la maison –et quoi donc ?- puis secoue

Un peu sa peau pour s'en aller coucher.

Qu'il dévale d'un coup les escaliers,

Et sans marcher ! ce maudit aux aguets

Qui tant de maux et tant d'ennuis nous fait.

mardi 12 octobre 2010

Le Pamphlet des Pamphlets (1824)

Il faut se résigner à relire ces écrivains du passé qui nous donneront longtemps encore des leçons de liberté face aux pouvoirs dont seules les apparences ont changé

Donato Pelayo, journaliste et écrivain contemporain


Hasard du calendrier, cet article sur Paul-Louis Courier, le contestataire et pamphlétaire du XIXe siècle, tombe justement le jour d’une mobilisation record contre une réforme gouvernementale, jour d’expression publique d’un incroyable mécontentement citoyen !

Quel rapport, me demanderez-vous, peut-il bien y avoir entre une manif de Montparnasse à Bastille et Le Pamphlet des Pamphlets (1824), l’œuvre phare de cette figure littéraire un peu effacée dans la mémoire culturelle collective ? Et bien, c’est que l’un comme l’autre sont issus d’un mécontentement assez grandiose, auquel n’arrive pas à répondre le Pouvoir, et qui, parfois, va jusqu’à le réprimer (Courier fut condamné à de nombreuses reprises pour ses indécents ouvrages) !

Mais,laissons plutôt parler l’auteur : j’ai choisi pour vous quatre passages qui, sur les 17 pages de l’œuvre, m’ont amusé le plus : j’espère que vous apprécierez la force critique qui transparaît terriblement dans ces quelques phrases et surtout la définition que livre Courier du terme "pamphlet" (ce qui a d'ailleurs fait qu'on l'a longtemps considéré comme créateur du genre, c'est vous dire)…



Il me dit alors : « Votre pamphlet […] par exemple, je ne le connais point ; je ne sais, en vérité, ni ne veux savoir ce que c’est : mais on le lit ; il y a du poison. […] C’est le poison, voyez-vous, que poursuit la justice dans ces sortes d’écrits. […] Imprimez, publiez tout ce que vous voulez, mais non pas du poison. Vous avez beau dire, monsieur, on ne vous laissera pas distribuer le poison. Cela ne se peut en bonne police, et le gouvernement est là, qui vous en empêchera bien. »

Accusé, poursuivi, mon innocent langage et mon parler timide trouvèrent grâce à peine ; je fus blâmé des juges. Dans tout ce qui s’imprime, il y a du poison plus ou moins délayé, selon l’étendue de l’ouvrage, plus ou moins malfaisant, mortel. De l’acétate de morphine, un grain dans une cuve se perd, n’est point senti, dans une tasse fait vomir, en une cuillerée tue, et voilà le pamphlet.

Parler est bien, écrire est mieux ; imprimer est excellente chose. Une pensée déduite en termes courts et clairs […], quand on l’imprime, c’est un pamphlet, et la meilleure action, courageuse souvent, qu’homme puisse faire au monde.

L’auteur [Pascal] se déshonorait en employant ainsi son temps et ses talents, écrivant des feuilles, non des livres, et tournant tout en raillerie, au lieu de raisonner gravement : c’était le reproche qu’ils [les jésuites] lui faisaient. […] Qu’est-il arrivé ? La raillerie, la fine moquerie de Pascal a fait ce que n’avait pu les arrêts, les édits, et a chassé de partout les jésuites. Ces feuilles si légères ont accablé le grand corps. Un pamphlétaire, en se jouant, met en bas ce colosse craint des rois et des peuples. La Société tombée ne se relèvera pas, quelque appui qu’on lui prête ; et Pascal reste grand dans la mémoire des Hommes…



Assez intéressant, n’est-ce pas ?

Rappelons que c’est de ce « grand récit militant », de ce pamphlet, que Balzac dira, en 1830 : « Cette portion de l’œuvre de cet homme remarquable ne saurait être populaire : il y a quelque chose de trop élevé dans ce style concis, trop de nerf dans cette pensée rabelaisienne, trop d’ironie dans le fond et la forme, pour que Courier plaise à beaucoup d’esprits […] Les œuvres de Courier ne se réimprimeront pas, mais elles seront achetées par tous les hommes de goût et d’érudition. »

En quoi, par bonheur, Balzac se trompa.

On les réimprima dès 1834, puis en 1837, et très régulièrement par la suite. Et, comme Les Mémoires de De Gaulle, les Œuvres de Courier furent éditées dans la très prestigieuse collection de la Pléiade !