Mais elle se farde La place pleure
Et elle se grime
On déguise la place
On travestit la place La place pleure
il fait froid
Et la pierre humide Et le vent poreux
fouette Il fait froid
La place pleure et elle se poudre
Car la place est flamande ! Saupoudrée de flocons
Flocons flamands!
qui mouillent
la place
La place pleure jusque dans la bière
Car la place est flamande!
jusque dans la pierre
il fait froid
La pierre est froide
et le vent poreux
Mais la pierre est rousse
et le vent vivant
Vivant le vent ! Ecoutez le craquer
jusque dans la bière
La place pleure car elle se veut rouge
Car l'hiver tarde et l'automne reste
Mais la pierre est rousse
et le vent humide
La place pleure et la pierre somnole
Et ça fait du bruit
Du bruit qui chante
dans le vent poreux
jusque dans la pierre
Il fait froid
La place pleure
La place déplore
Elle déplore son vieux temps
son vieux temps espagnol!
quand elle était rouge
quand elle était jeune!
Mais la place est rousse et la bière est blonde
Car la place est vieille et la place est sage
Et la pierre somnole
Et il fait froid
jusque dans la bière
Car l'hiver tarde et l'automne reste
Ecoutez le craquer jusque dans la pierre
La place pleure
Et ça fait tout gris
et ça fait tout gris
jusque dans la pierre
rousse
La place pleure et le vent pousse
Vivant le vent! et la bière
douce
déplaît à la place
Alors la place se farde
la place se poudre
la place se grime
On travestit la place
Jusque dans la pierre
on place deux arbres
deux arbres pour un tronc
et un tronc de pierre
Et deux arbres de fer
On déguise ces deux arbres
On dégrise la place
On la fait rougir
de partout
de tout temps
On lui place son costume
son costume espagnol
Çà et là des lambeaux
Çà et là des drapés
sur les arbres fragiles
Çà et là des lassos des linceuls
Çà et là des haillons
d'argile
Des morceaux des débris
rouges! rouges comme l'Espagne!
De partout de tout temps désormais
la place pleure dans des nappes ibériques
La place est lascive désormais
caressante débauchée indécente
désormais dans ses draps
Mi andalouse mi onduleuse La place pleure
de partout de tout temps
Et pourtant
il fait froid
Et partout il fait gris
Et le vent poreux
dans les linceuls d'argent
des arbres de fer
fouette! fouette! comme un matador
Ecoutez le craquer Alors
On déguise la place
On travestit la place
Comme une corrida
Comme une parodie
Mais la place pleure
pleure dans ses draps gaiement
Et les arbres rouillent
entre la pierre rousse
et les nappes ocres âcres
La place pleure
Désagréablement
Les arbres rouillent et les draps pleuvent
dessus Les arbres tournent brillet tour-
billonnent dessous Et ils agitent alors
les beaux lambeaux rouges
jusque dans la piere
Roue! Roue! Roue! Et beaux lambeaux!
Roue d'automne et de métal
Roue royale sous le soleil d'hiver
sous le soleil tardif
qui aveugle qui avance
Rues qui détalent
Rues qui s'éteignent
jusque dans la bière
Rue royale
Loin loin là-bas
Et la place pleure pour le roi soleil
Et il fait froid
Et il fait gris
Fade comme sur un Watteau
La place pleure à la mode espagnole
sous le courroux sale
et dans la carrousel
d'un râle
qui grince Ecoutez le craquer
Ça grince quand ça tourne
jusque dans la bière
Çà roussit ça rassit
jusque dans la pierre
La place pleure derrière ses châles rouges
- Le voile de la veuve sous les persiennes bouillantes -
Et dans le vent vivant
la place pleure
chaleureusement Car l'hiver tarde et l'automne reste
C'est la morte saison
sur la morne plaine à Verhaeren
C'est la morte saison
sur la morte matière de la ville
Pierre! pluie ! Il pleut jusque dans la pierre!
Et la ville pleure jusque dans sa pluie
Et la place se farde
se farde allègrement
pour oublier la pluie pour oublier les pleurs
pour oublier les pleurs de la pluie
qui gouttent
gouttent
gouttent
gouttent
gouttent
Car l'hiver tarde et l'automne reste
Mais où sont donc passés ces princes d'Orange!
Broyés! Noyés! entre les blondes
les brunes
et les ambrées
entre le rouge carmin
et le noir Carmen
La place pleure pour les réveiller
Mais il fait froid
Il faut habiller Vite!
habiller l'arène habiller l'enceinte
habiller les arbres pour la fête sainte!
Car l'hiver tarde et l'automne reste Vite!
Habiller la brume et le vent poreux et la pierre
humide Car la place est flamande! Vite!
Démembrer la marbre
et vider la bière
La place pleure jusque dans la bière
Car la pierre est rousse
La pierre a toujours été rousse
Rousse de s'être tant déployée
Rousse comme une Espagne fanée fatiguée
et vieillissante
Car l'Espagne est loin
Et il fait froid Jusque dans la bière
Froid! Froid sur la pierre
froid sous la pierre comme sous la pluie
Froid sous les draps et sous les flodons
Flocons flamands
Froid comme un soleil du Nord
Qui aveugle qui avance qui avorte
comme un soleil tardif
sur la pierre dorée
Froid comme la pierre comme le vent
comme la bière
dans la pluie noyée!
Dans les pleurs de la place on déguise les pavés
Car la place est flamande!
et partout embaumée
Car la place pleure et il fait froid
et la bruine chante sur le champ de ruine
Ecoutez le craquer Et la place pleure
sur les pierres dorées
Ecoutez le croquer! Croquer la pierre
le vent la bière
Croquer l'été dans un soleil d'hiver
Car la place est flamande!
et partout agitée
Et ça fait tout froid tout froissée
jusque dans la pierre
Et la place pleure et elle se donne l'air
Et comme le soleil dans son enfer polaire
Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé
Edouard Mercier